La Société théosophique : histoire d’une secte aristocratique

Photo d'Helena Blavatsky (au centre, debout) et de Henry Steel Olcott (au centre, assis) au congrès de la Société de théosophie à Bombay (Mumbai) en 1881 - source : WikiCommons

En 1875 à New York, Helena Blavatsky fonde la Société théosophique, une organisation occulte vouée à faire évoluer l’humanité vers un « degré supérieur ». La presse française se fait l’écho du mouvement, sans le questionner outre-mesure.

Helena Petrovna Blavatsky naît en 1831 dans une famille de la bonne société russe. Cette enfant qui perd sa mère à l’âge de 11 ans se passionne très tôt pour les sciences occultes et la franc-maçonnerie. À 18 ans, elle se marie avec un homme de quarante ans, afin de s’émanciper de sa famille. Mais avant même que le mariage ne soit consommé – il ne le sera d’ailleurs jamais – la jeune fille s’embarque dans une série de voyages à travers le monde, notamment en Asie, à la rencontre de chamans, de sorciers, de « sages » et de rebouteux.

Sa quête des différentes formes de spiritualité dure une vingtaine d’années durant lesquelles elle visite de nombreux pays.

En 1875, de retour à New York, Blavatsky, âgée d’une quarantaine d’années, s’associe avec l’avocat et franc-maçon américain Henry Steel Olcott pour fonder la Société théosophique. Ce courant de pensée alliant spiritisme, bouddhisme et hindouisme, entend aider l’humanité à évoluer vers un stade supérieur grâce à l’éducation et l’apprentissage de doctrines ésotériques.

Cette société s’épanouit initialement au sein d’une bourgeoisie libérale américaine sensible aux jeunes théories développées par Darwin sur l’évolution des espèces et dans laquelle l’idée « d’éducation » tient une place primordiale. Mais rapidement, plusieurs branches de la Société théosophique se développent à travers le monde, notamment en Inde où les idées d’Helena Blavatsky remportent une forte adhésion. En quelques années, la Société théosophique devient une organisation internationale.

En février 1884, Helena Blavatsky et Steel Olcott visitent l’Europe et la France où s’est également développée une importante communauté théosophique réunissant des amateurs de sciences occultes, de magie et de parapsychologie – sujets qui fascinent de nombreux Français en cette fin de XIXe siècle.

À cette occasion, la presse, et notamment le journal de centre-droit Le Matin, se penche avec curiosité sur ce que le rédacteur nomme un « culte aristocratique » :

« Si les Parisiens ne font pas leur salut et restent sceptiques, la faute n’en est certainement pas aux apôtres et aux entrepreneurs de conversions. Après l’Armée du Salut et la maréchale Both, voici venir de nouveaux convertisseurs ; leur religion, ou plutôt les croyances qui constituent leur bagage s’appellent “Théosophisme” et ils nous arrivent en même temps du vieux et du nouveau monde, de l’Amérique et des profondeurs de l’Asie centrale. […]

Le théosophisme a ceci de particulier qu’il ne s’adresse pas aux masses ; c’est une sorte de culte aristocratique, qui ne cherche des recrues que dans les classes éclairées. C’est une sorte d’amalgame de spiritualisme, de bouddhisme et de la théologie des brahmes.

Les théosphistes croient qu’il existe deux mondes, le monde matériel et le monde spirituel, et que nous pouvons arriver au monde spirituel par des recherches physiques. […]

Le but suprême des théosophistes est d’unifier toutes les religions et de transformer toute l’humanité en une vaste communauté. Les opinions religieuses sont libres ; vous n’avez à abjurer aucune foi en entrant dans cette secte : vous avez simplement à vous mettre en état de recevoir des révélations nouvelles. »

En effet, la Société Théosophique invite ses adeptes à un retour à la spiritualité en se détachant du monde matériel, lequel serait une des causes de la déchéance humaine.

Dans les ouvrages qu’elle publie – Isis dévoilée et La Doctrine Secrète sont les plus célèbres – Helena Blavatsky développe l’idée que « l’éducation » qu’elle préconise est la solution pour renouer avec la perfection spirituelle originelle. Elle a également pour ambition de réconcilier les « sagesses orientales » avec le positivisme moderne.

Le programme de la Société théosophique tient en trois points, que le quotidien républicain et anticlérical Le Rappel transmet avec enthousiasme à ses lecteurs :

« Voici leur programme en trois articles auxquels il serait difficile de ne pas adhérer :

1 – Former une fraternité universelle de l’humanité, sans distinction de croyance, de couleur ou de race ;

2 – Favoriser l’étude de la littérature, des religions et des sciences de l’Orient et en faire ressortir l’importance ;

3 – Se livrer à des recherches sur les lois encore inconnues de la nature et sur les pouvoirs psychiques latents dans l’homme. […]

Par l’article 5 de ses statuts [la Société théosophique] déclare en un généreux langage faire appel : “À tous ceux qui aiment vraiment l’humanité et qui désirent l’abolition de ces détestables barrières créées par les races, les croyances intolérantes, les castes ou les classes sociales, barrières qui ont si longtemps et si tristement arrêté le progrès humain.” »

Helena Blavatsky est aussi une personnalité intrigante, qui passionne les observateurs. Elle prétend avoir la capacité d’entrer en communication avec l’au-delà et recevoir des révélations de ses « aîtres spirituels » – des Mahātmās – qui détiendraient les secrets de l’unité entre les grandes religions. On lui prête également de nombreux pouvoirs surnaturels : apparitions de lettres de ses maîtres spirituels, matérialisation d’objets, etc.

Une enquête diligentée en 1884 par la Society for Psychical Research sur ces prétendus prodiges tendra à démontrer qu’il s’agissait en réalité de tricheries ou de ruses mises en scène par Helena Blavatsky. Pourtant, la presse française de tous bords s’empresse de les rapporter à ses lecteurs comme des faits avérés.

En 1886, le journal conservateur et catholique Le Gaulois retranscrit ainsi, sans ironie, quelques-uns de ces faits abracadabrants :

« Cette vieille dame, s’il faut en croire ses amis, fait couramment des choses prodigieuses : elle fait entendre, au-dessus de sa tête, un bruit de sonnette, sans qu’on sache comment ni pourquoi.

Elle fume la cigarette toute la journée ; cela n’a rien de prodigieux : bien des dames russes en font autant. Mais Mme Blavatsky envoie ses cigarettes, quand il lui plaît, dans des jardins, à travers les murs. Et cela, vous l’avouerez, est moins ordinaire.

Enfin, elle fait tomber du plafond, sur ses convives, une pluie de fleurs.

Un jour qu’elle lunchait en compagnie sur une montagne, l’eau manqua. Il n’y avait, dans les environs, que des sources saumâtres. Mme Blavatsky prit les bouteilles vides et les remplit d’une eau délicieuse, sans qu’on ait pu savoir où elle l’avait puisée. »

Dans le reste du monde, la pensée théosophiste, qui donne une place importante à l’art dans le processus éducatif destiné à élever l’homme vers un idéal de beauté, inspirera de nombreux artistes – parmi lesquels Vassily Kandinsky ou Piet Mondrian – et aura une influence déterminante dans l’éclosion de l’art abstrait des années 1910. Ce courant inspirera également les fondements de la réflexion de Rudolf Steiner, le père de l’agriculture biodynamique, et sera à l’origine du développement de pédagogies alternatives comme celle enseignée dans les écoles Waldorf.

L’orientalisme revendiqué de la Société théosophique jouera enfin un rôle essentiel dans la diffusion de l’hindouisme et du bouddhisme en Occident tout au long du XXe siècle.

Source